En 1994, Henry Kissinger a publié le livre Diplomatie. Il était un diplomate érudit et renommé qui a servi en tant que Conseiller à la Sécurité Nationale des États-Unis et Secrétaire d’État. Son livre offre un vaste panorama de l’histoire des affaires étrangères et de l’art de la diplomatie, avec un accent particulier sur le XXe siècle et le monde occidental. Kissinger, connu pour son alignement avec l’école réaliste des relations internationales, explore les concepts de l’équilibre des pouvoirs, de la raison d’État, et de la Realpolitik à travers différentes époques.
Son travail a été largement salué pour son envergure et sa complexité. Cependant, il a également été critiqué pour son accent sur les individus plutôt que sur les forces structurelles, et pour présenter une vision réductrice de l’histoire. De plus, les critiques ont également souligné que le livre se concentre excessivement sur le rôle individuel de Kissinger dans les événements, en exagérant potentiellement son impact. Quoi qu’il en soit, ses idées méritent d’être considérées.
Cet article présente un résumé des idées de Kissinger dans le vingt-cinquième chapitre de son livre, intitulé « Le Vietnam: l’entrée dans le bourbier. Truman et Eisenhower ».
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Les États-Unis se sont lancés dans une mission pour remodeler le monde après la Seconde Guerre mondiale, cherchant à créer un nouvel ordre international. Ils ont joué un rôle central dans la réhabilitation de l’Europe et du Japon, résisté à l’expansion communiste dans diverses régions et lancé des programmes d’assistance technique pour les pays en développement. Sous influence américaine, les nations impliquées ont connu la paix, la prospérité et la stabilité.
Cependant, l’implication des États-Unis en Indochine, en particulier au Vietnam, a bouleversé les schémas établis de leurs engagements internationaux. Pour la première fois, le lien direct entre les valeurs américaines et ses réalisations a commencé à se désagréger. Cette application universelle des valeurs américaines a conduit à une remise en question de ces mêmes valeurs et des raisons de les introduire au Vietnam. Un fossé est apparu entre la croyance des États-Unis en leur expérience nationale exceptionnelle et les réalités géopolitiques de la lutte contre le communisme. Ce conflit interne sur l’exceptionnalisme américain et la remise en question de son rôle international ont infligé des blessures profondes à la société américaine.
Les conséquences des actions américaines au Vietnam ont largement divergé de ses intentions initiales. La nation a perdu de vue un principe fondamental de la politique étrangère articulé par Richelieu : le soutien à un objectif doit être proportionnel à la force appliquée. Une approche géopolitique stratégique aurait différencié les enjeux importants de ceux périphériques, posant la question de savoir pourquoi les États-Unis considéraient prudent de ne pas intervenir lors de la prise de contrôle communiste de la Chine en 1948 mais identifiaient leur sécurité nationale avec un pays plus petit, historiquement non indépendant, comme le Vietnam.
Au XIXe siècle, Bismarck, maître de la Realpolitik, avait refusé d’impliquer l’Allemagne dans les conflits balkaniques, les jugeant indignes du sacrifice. De même, John Quincy Adams mettait en garde contre la poursuite de conflits lointains. Toutefois, l’approche wilsonienne de la politique étrangère ignorait de telles distinctions, poussant les États-Unis à se battre pour ce qui était juste, indépendamment des circonstances locales et des considérations géopolitiques.
Tout au long du XXe siècle, les présidents américains ont déclaré que la nation n’avait aucun intérêt égoïste, visant uniquement la paix et le progrès universels. Dans son discours inaugural de 1949, Truman engageait le pays pour la liberté mondiale, fournissant un soutien militaire aux nations prêtes à coopérer pour la paix et la sécurité. Cette politique étrangère altruiste, prolongée par Eisenhower et Kennedy, mettait l’accent sur les responsabilités morales des États-Unis plutôt que sur des calculs géopolitiques pratiques.
Les discours d’Eisenhower soulignaient le rôle unique des États-Unis dans la défense de la liberté, sans contrainte géographique ou d’intérêt national, traitant toutes les nations et les peuples également. Kennedy a amplifié ce thème, s’engageant à s’opposer à toute menace contre la liberté, indépendamment des intérêts spécifiques de sécurité nationale. Sous la présidence de Johnson, les engagements étrangers des États-Unis étaient perçus comme faisant partie intégrante de leurs valeurs démocratiques, effaçant la distinction entre responsabilités nationales et internationales.
Les critiques ont ensuite considéré ces déclarations comme des exemples de l’arrogance américaine ou des prétextes à la domination. Néanmoins, cette perspective méconnaissait la foi politique des États-Unis, motivée par un engagement naïf mais puissant à résister à l’agression et à l’injustice. Contrairement aux autres nations qui se battaient pour des menaces sécuritaires concrètes, les États-Unis s’engageaient dans des guerres pour des obligations morales, de la Première Guerre mondiale à la guerre du Golfe en 1991.
Cet engagement était particulièrement fort parmi les dirigeants américains ayant assisté à l’échec de l’accord de Munich. Ils croyaient qu’ignorer l’agression dès le début conduirait à de plus grands conflits plus tard. Cette croyance unissait les décideurs américains, qui voyaient la résistance au communisme comme essentielle à la sécurité mondiale. Les documents politiques et les déclarations officielles de l’époque reflètent cette conviction, avec la théorie des dominos prévoyant que la chute de l’Indochine mettrait en danger toute l’Asie du Sud-Est.
En 1950, le Conseil de sécurité nationale avait identifié l’Indochine comme essentielle à la stabilité de l’Asie du Sud-Est, introduisant la théorie des dominos. Dean Rusk et d’autres responsables partageaient ce sentiment, pensant que négliger l’Indochine mettrait en péril les intérêts américains dans la région. Cette vision était renforcée par la lutte géopolitique plus large contre l’Union soviétique.
Pourtant, la perception américaine de la menace mondiale était simpliste. Les réalités géopolitiques différaient considérablement entre l’Europe et l’Asie. En Europe, la principale menace provenait de la superpuissance soviétique, tandis qu’en Asie, les menaces émanaient de puissances secondaires dont le contrôle soviétique était incertain. Pendant la guerre du Vietnam, les États-Unis ont combattu le proxy d’un proxy, compliquant leurs calculs stratégiques.
Les différences entre les géopolitiques européennes et asiatiques, ainsi que les intérêts des États-Unis dans chaque région, ont été ignorées dans l’approche universaliste de la politique étrangère américaine. Des événements comme le coup de Prague, le blocus de Berlin et les victoires communistes en Chine et en Corée étaient perçus comme faisant partie d’une conspiration mondiale unique. Cette vision manichéenne a poussé les États-Unis à étendre leurs engagements militaires, soutenant la France en Indochine et protégeant Taïwan.
Les décideurs américains ont établi des parallèles avec la situation mondiale de la Seconde Guerre mondiale, considérant les actions soviétiques et chinoises comme similaires à l’agression allemande et japonaise. En 1952, les États-Unis subventionnaient massivement les efforts français en Indochine, montrant leur engagement profond à contrer le communisme à l’échelle mondiale.
L’implication des États-Unis en Indochine a introduit un nouveau dilemme moral. L’OTAN défendait les démocraties, l’occupation américaine du Japon avait instauré des institutions démocratiques et la guerre de Corée visait à protéger l’indépendance des petites nations. Cependant, la défense de l’Indochine était formulée en termes géopolitiques, en contradiction avec la tradition anticolonialiste américaine. L’Indochine, encore des colonies françaises, n’étaient ni des démocraties ni indépendantes. En 1950, la France rebaptisa ses colonies les « États associés de l’Union française », sans toutefois leur accorder une pleine indépendance, craignant de créer un précédent pour ses colonies d’Afrique du Nord.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le sentiment anticolonial américain était particulièrement fort concernant l’Indochine. Roosevelt, qui n’aimait ni de Gaulle ni la France après sa capitulation en 1940, envisageait de faire de l’Indochine une tutelle des Nations Unies, mais abandonna cette idée à Yalta. L’administration Truman l’abandonna totalement, cherchant le soutien français pour l’alliance atlantique. En 1950, l’administration Truman décida que garder l’Indochine hors des mains des communistes était essentiel pour la sécurité du monde libre, même si cela signifiait soutenir l’effort colonial français en contradiction avec les principes anticolonialistes américains. Les chefs d’état-major conjoints conclurent que les forces américaines, déjà mobilisées par l’OTAN et la guerre de Corée, ne pouvaient pas défendre seules l’Indochine, comptant sur la résistance française soutenue par l’aide américaine.
L’engagement initial des États-Unis en Indochine en 1950 établit un modèle : une implication suffisante pour enchevêtrer les États-Unis, mais insuffisante pour être décisive. Cela était en partie dû à une méconnaissance des conditions locales et aux difficultés de fonctionner via les autorités coloniales et locales françaises. Pour éviter d’être perçus comme colonialistes, les chefs d’état-major conjoints et le département d’État ont pressé la France de promettre l’indépendance, équilibrant les considérations stratégiques et morales. Ce compromis, surnommé « Opération Eggshell », visait à pousser la France vers l’indépendance tout en poursuivant la guerre anticommuniste, bien que personne n’expliqua pourquoi la France devait mener une guerre qui finirait par sa perte de présence régionale.
Dean Acheson résuma ce dilemme : les États-Unis risquaient de perdre s’ils soutenaient les attitudes coloniales françaises, mais risquaient que la France abandonne l’effort si on la poussait trop loin. Sa solution fut d’augmenter l’aide américaine tout en exhortant la France et son dirigeant local, Bao Dai, à gagner le soutien nationaliste, sans résoudre la contradiction fondamentale. À la fin de l’administration Truman, l’évasion était devenue une politique officielle. Un document de 1952 du Conseil de sécurité nationale (NSC) formalisa la théorie des dominos, suggérant que la perte de l’Indochine entraînerait une réaction en chaîne conduisant à la soumission de l’Asie du Sud-Est au communisme, et pourrait potentiellement déstabiliser l’Europe et le Japon.
Le document du NSC n’analysait pas pourquoi cet effondrement devait être inévitable ou n’explorait pas d’alternatives comme l’établissement de lignes défensives plus solides autour de pays plus stables tels que la Malaisie et la Thaïlande, comme le préconisaient les dirigeants britanniques. Les alliés européens refusaient constamment de défendre l’Indochine, et l’idée d’une autre guerre terrestre en Asie était intolérable pour les États-Unis après la Corée. Acheson plaidait contre la défense de l’Indochine sur le terrain, impliquant qu’une attaque directe contre la Chine pourrait être nécessaire — une position qu’il avait évitée en Corée.
L’analyse américaine omettait de tenir compte des rivalités internes au sein du bloc communiste. Après avoir remporté sa guerre civile, la Chine communiste considérait l’Union soviétique comme sa principale menace, et le Vietnam craignait historiquement la Chine. Une victoire communiste en Indochine aurait pu accélérer ces rivalités, posant un défi différent de celui d’une conspiration centralisée. Néanmoins, la théorie des dominos semblait valide à l’époque. Le communisme apparaissait idéologiquement dynamique, avec de nombreux pays nouvellement indépendants voyant le monde communiste comme étant sur le point de surpasser le capitalisme. Les décideurs de Washington, témoins d’une guerre de guérilla communiste en Malaisie, avaient des raisons de craindre la conquête de l’Indochine.
La question n’était pas de savoir si certains dominos d’Asie du Sud-Est pouvaient tomber, mais plutôt s’il existait de meilleurs endroits pour tracer des lignes défensives. Des pays comme la Malaisie et la Thaïlande, avec des environnements politiques et sécuritaires plus stables, auraient pu être plus faciles à défendre. La conclusion du NSC, selon laquelle la perte de l’Indochine pourrait pousser l’Europe et le Japon à s’accommoder du communisme, était exagérée.
L’héritage de Truman à Eisenhower comprenait un programme d’assistance militaire significatif pour l’Indochine et une théorie stratégique sans politique claire. Eisenhower hérita de cet engagement sans se confronter à l’écart entre la doctrine stratégique et les convictions morales, laissant à Kennedy, Johnson et Nixon le soin de relever ces défis.
L’administration Eisenhower accepta l’engagement des États-Unis pour la sécurité de l’Indochine, pressant pour des réformes tout en augmentant le soutien. En mai 1953, Eisenhower exhorta les Français à nommer de nouveaux dirigeants avec l’autorité pour gagner la guerre et s’engager clairement à accorder l’indépendance après la victoire. La France, pourtant, était embourbée dans une guerre de guérilla frustrante. Contrairement aux guerres conventionnelles où la puissance de feu supérieure l’emporte souvent, la guerre de guérilla implique de combattre parmi la population, les guérilleros choisissant le champ de bataille et contrôlant les pertes.
Le manque d’expérience de la France en matière de guerre de guérilla et ses intérêts coloniaux enracinés rendaient la situation en Indochine complexe. L’approche des États-Unis, influencée par le sentiment anticolonial et les préoccupations stratégiques, peinait à concilier le soutien à l’effort de guerre français tout en prônant l’indépendance éventuelle. Cette position contradictoire illustrait les défis plus larges de la politique étrangère américaine durant la guerre froide, en équilibrant les engagements idéologiques avec les réalités géopolitiques.
Dans la guerre conventionnelle, un taux de réussite de 75 % garantit généralement la victoire. Cependant, dans la guerre de guérilla, obtenir seulement 75 % de sécurité pour la population mène à la défaite. Assurer une sécurité totale dans une zone restreinte est plus efficace qu’une sécurité partielle sur un territoire plus vaste. Le principe de base de la guerre de guérilla est simple mais difficile à mettre en œuvre : l’armée de guérilla gagne en évitant simplement la défaite, tandis que l’armée conventionnelle doit remporter une victoire décisive pour éviter la perte. Les guerres de guérilla débouchent rarement sur une impasse et exigent un engagement de longue durée de la part des forces défensives. L’armée de guérilla peut persister avec des tactiques de guérilla malgré des effectifs réduits, et les victoires claires sont rares. Les cas réussis, tels qu’en Malaisie et en Grèce, ont impliqué la coupure des sources d’approvisionnement externes des guérilleros.
Les armées française et, plus tard, américaine, en lutte au Vietnam, peinaient à s’adapter à la guerre de guérilla. Toutes deux étaient formées et équipées pour la guerre conventionnelle, s’appuyant sur la puissance de feu supérieure et une guerre d’usure. Cette approche échouait face à un ennemi, familier de son propre terrain, capable de leur tenir tête et de créer une pression nationale pour mettre fin au conflit. Les pertes augmentaient, et la définition des progrès était insaisissable. La France, étirée à travers le Vietnam avec moins de forces que celles que les États-Unis engageraient plus tard pour défendre la moitié du pays, concéda plus rapidement la défaite. En concentrant ses forces dans les villes, elle laissait la campagne vulnérable au contrôle communiste, tandis qu’en se dispersant pour protéger les zones rurales, elle exposait les centres urbains aux attaques.
Le Vietnam défiait constamment la logique des puissances étrangères. Le conflit français atteignit son paroxysme à Diên Biên Phu, une zone reculée près de la frontière laotienne. La France y déploya des forces d’élite, espérant une bataille décisive, mais se retrouva dans une impasse. Si les communistes ignoraient le déploiement, la position française était stratégiquement inutile. S’ils attaquaient, cela montrait leur conviction d’une victoire imminente. Les Français sous-estimèrent la résilience et l’ingéniosité de leurs adversaires, tout comme les Américains le feraient plus tard. En mars 1954, les forces nord-vietnamiennes lancèrent une attaque réussie sur Diên Biên Phu en utilisant l’artillerie fournie par la Chine, submergeant les avant-postes français. Épuisée et sous la pression de la conférence de Genève imminente, la France chercha une solution politique.
La démarche de la conférence de Genève poussa l’administration Eisenhower à aligner ses engagements théoriques avec les possibilités pratiques. La chute de Diên Biên Phu mènerait à un contrôle communiste significatif sur le Vietnam, nécessitant une escalade militaire des États-Unis, que la France n’avait ni les ressources ni la volonté de poursuivre. En mars 1954, des responsables américains, dont l’amiral Radford, proposèrent une frappe aérienne massive pour soutenir les positions françaises. Toutefois, Dulles, attaché à la sécurité collective, chercha une base diplomatique pour de telles actions. Dans un discours majeur, il appela à une action unie contre l’expansion communiste en Asie du Sud-Est, soulignant les risques de l’inaction.
Sous la bannière de « l’action unie », Dulles proposa une coalition comprenant les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et les États associés de l’Indochine. Eisenhower rejoignit l’appel à une action collective, plus probablement pour prévenir une intervention que pour la promouvoir. Eisenhower, fort de son expérience militaire et prudent face aux conflits prolongés, doutait de l’efficacité d’une seule frappe aérienne et répugnait à s’engager dans une autre guerre terrestre en Asie. Il comprenait également les complexités de la diplomatie de coalition, reconnaissant qu’une action unie et opportune était peu probable. Eisenhower préférait perdre l’Indochine plutôt que de ternir l’image anticolonialiste des États-Unis, privilégiant la position morale des États-Unis sur les préoccupations territoriales.
Malgré leurs réserves privées, Dulles et Eisenhower poursuivirent activement l’action unie. En avril 1954, Eisenhower fit appel à Churchill, soulignant l’importance stratégique de l’Indochine. Il avertit que le contrôle communiste aurait des implications mondiales désastreuses, menaçant les pays voisins et perturbant l’équilibre en Asie et dans le Pacifique. Eisenhower insista sur le fait que la perte de l’Indochine pourrait entraîner un effet domino, mettant en péril la Thaïlande, la Birmanie, l’Indonésie, la Malaisie, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, et même influencer le Japon à s’aligner sur le monde communiste.
Churchill n’était pas convaincu par l’argument d’Eisenhower, et Eisenhower ne chercha pas davantage à le persuader. Bien que Churchill valorisât la relation spéciale avec les États-Unis, il donnait la priorité aux intérêts britanniques et voyait plus de risques que d’avantages en Indochine. Il ne croyait pas qu’un seul revers colonial provoquerait une catastrophe mondiale ou un effet domino.
Churchill et Anthony Eden préféraient défendre l’Asie du Sud-Est aux frontières de la Malaisie. La réponse prudente de Churchill, relayée par Eden, indiquait la réticence de la Grande-Bretagne à rejoindre l’action unie. Eden, qui n’aimait pas Dulles, jugeait irréaliste d’imposer des conditions de victoire à un ennemi non vaincu. Le 26 avril, Churchill expliqua à l’amiral Radford que le Royaume-Uni devait éviter des guerres dans des régions où l’Union soviétique pouvait susciter l’enthousiasme des peuples nationalistes et opprimés. Il soulignait les risques d’une attaque à la bombe à hydrogène contre le Royaume-Uni en cas de guerre avec la Chine, invoquant le pacte sino-russe.
L’objectif principal de Churchill lors de sa dernière année était d’organiser un sommet avec les dirigeants russes post-Staline pour démontrer la force occidentale et décourager la guerre. Au moment où la conférence de Genève débuta le 26 avril, l’action unie n’était plus réalisable, et Diên Biên Phu tomba le 7 mai, illustrant l’inefficacité de la sécurité collective.
Le débat autour de Diên Biên Phu révéla la confusion dans la politique vietnamienne et la difficulté de concilier analyse géopolitique, doctrine stratégique et conviction morale. Eisenhower soutenait qu’une victoire communiste en Indochine pouvait déclencher un effet domino, nécessitant une intervention américaine indépendamment des réactions des autres pays. Néanmoins, le passage de l’administration à une doctrine de représailles massives impliquait qu’une guerre en Indochine ciblerait la Chine, ce qui était politiquement et moralement injustifiable.
Malgré la réticence à une intervention directe, Eisenhower et Dulles lancèrent des menaces implicites qui influencèrent les résultats de la conférence de Genève, aboutissant à une partition du Vietnam le long du 17e parallèle. Cette partition était une disposition administrative temporaire avant des élections supervisées au niveau international. Bien que les accords de Genève prévissent le retrait des forces étrangères et proscrivaient les bases et alliances étrangères, ils étaient ambigus et manquaient d’obligations collectives, reflétant la réalité de ce qui pouvait être convenu.
Une impasse instable suivit la conférence de Genève. L’Union soviétique et la Chine n’étaient pas prêtes à une confrontation, la France se retirait, les États-Unis manquaient de soutien public pour une intervention, et les communistes vietnamiens n’étaient pas suffisamment forts pour continuer la guerre sans approvisionnements externes. Malgré ces conditions, les objectifs principaux des parties demeuraient inchangés. L’administration Eisenhower continuait de considérer l’Indochine comme cruciale pour l’équilibre mondial, tandis que le Nord Vietnam visait à unifier l’Indochine sous le communisme.
Dulles navigua habilement dans cette situation complexe. Bien qu’il préférât une intervention militaire et l’élimination du communisme, il devait accepter un résultat de conférence légitimant le contrôle communiste au Nord Vietnam. Dulles chercha à construire un règlement qui alignât analyse stratégique et conviction morale, promouvant l’intégrité territoriale et l’indépendance politique sous des gouvernements stables et libres.
Les États-Unis adoptèrent une position ambiguë à la conférence de Genève, refusant de participer officiellement mais maintenant leurs principes. La déclaration finale américaine mentionna les résolutions et s’engagea à éviter le recours à la force tout en avertissant contre toute nouvelle agression. Cette approche unique démontrait la position complexe des États-Unis, soutenant un règlement qu’ils hésitaient à approuver officiellement.
Dulles ne parvint pas à empêcher la consolidation communiste au Nord Vietnam, mais chercha à empêcher une expansion communiste supplémentaire en Indochine. Il écartait le colonialisme français pour se concentrer sur la lutte contre le communisme. Les accords de Genève offraient un cadre politique alignant les objectifs politiques et militaires des États-Unis, fournissant une base légale pour résister à toute avancée communiste ultérieure.
Les communistes se concentrèrent sur l’établissement de leur gouvernement au Nord Vietnam, marqué par des tactiques brutales, incluant l’exécution d’au moins 50 000 personnes et l’emprisonnement de 100 000 autres dans des camps de concentration. Environ 80 000 à 100 000 guérilleros communistes furent transférés au Nord, tandis qu’environ un million de Nord-Vietnamiens fuyaient vers le Sud. Les États-Unis trouvèrent un allié potentiel en Ngo Dinh Diem, un leader nationaliste, bien que son engagement pour la démocratie fût douteux.
La décision d’Eisenhower d’éviter une implication directe au Vietnam en 1954 était tactique plutôt que stratégique. Il croyait toujours, avec Dulles, à l’importance stratégique de l’Indochine. Tandis que la région se stabilisait, Dulles finalisa la création de l’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE) en septembre 1954, incluant les États-Unis, le Pakistan, les Philippines, la Thaïlande, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et la France. Pourtant, l’OTASE manquait d’un objectif politique clair ou de mécanismes de soutien mutuel, et des acteurs régionaux clés comme l’Inde, l’Indonésie, la Malaisie et la Birmanie choisirent de rester neutres. Les accords de Genève interdisaient également aux trois États indochinois de rejoindre l’OTASE.
Les obligations de l’OTASE étaient vagues, nécessitant que les signataires affrontent les dangers communs conformément à leurs processus constitutionnels sans définir ces dangers ni établir de mécanismes d’action. Cependant, l’OTASE offrait un cadre légal pour la défense de l’Indochine, en se concentrant particulièrement sur les menaces communistes pesant sur le Laos, le Cambodge et le Sud Vietnam, malgré le fait que ces pays étaient exclus de l’adhésion.
L’avenir de l’Indochine, et en particulier du Sud Vietnam, dépendait de leur capacité à devenir des nations fonctionnelles. Ces États n’avaient jamais été gouvernés comme des entités politiques dans leurs frontières actuelles. Le Vietnam était historiquement divisé en Tonkin, Annam et Cochinchine, chacun gouverné séparément. Le delta du Mékong, colonisé par les Vietnamiens au XIXe siècle, était récemment peuplé. Les autorités existantes comprenaient des fonctionnaires formés par les Français et des sociétés secrètes, qui opéraient de manière autonome en exploitant la population.
Diem, le nouveau dirigeant, venait d’un milieu traditionnel confucéen. Il avait servi dans l’administration coloniale mais avait démissionné en raison de réformes non appliquées. Il passa des années en tant que savant et en exil, refusant de rejoindre divers gouvernements, y compris des offres des Japonais, des communistes et des dirigeants vietnamiens soutenus par les Français.
Les dirigeants des mouvements de libération incarnent rarement les principes démocratiques, se maintenant avec des visions de transformation. Ils voient rarement l’établissement d’un gouvernement qui les rendrait dispensables comme compatible avec leurs idéaux révolutionnaires. Le style de leadership de Diem, influencé par le confucianisme, privilégiait la loyauté et la hiérarchie au détriment du débat démocratique.
En 1954, le Sud Vietnam manquait des bases nécessaires pour devenir une nation et une démocratie. Toutefois, l’administration Eisenhower était déterminée à défendre le Sud Vietnam et à promouvoir la construction de la nation, malgré les différences culturelles. Dulles soutenait Diem comme le seul dirigeant viable, et Eisenhower promit une aide conditionnée à des réformes pour créer un gouvernement fort et réactif.
Au début, cette approche semblait fonctionner. À la fin du mandat d’Eisenhower, les États-Unis avaient fourni plus d’un milliard de dollars en aide, et le personnel américain au Sud Vietnam s’élevait à 1 500. Diem réalisa des progrès significatifs, stabilisant l’économie, supprimant les sociétés secrètes et établissant un contrôle central, gagnant les éloges des responsables américains. Néanmoins, l’hypothèse que la démocratie à l’américaine était exportable s’avéra erronée alors que la pression communiste reprenait.
En 1959, l’activité des guérillas au Sud Vietnam s’intensifia, sapant les efforts du gouvernement pour consolider des institutions stables. Les guérilleros ciblaient à la fois les fonctionnaires corrompus pour gagner le soutien populaire et les fonctionnaires efficaces pour perturber la gouvernance. En 1960, environ 2 500 fonctionnaires sud-vietnamiens étaient assassinés chaque année, dissuadant les fonctionnaires motivés et laissant de la place aux corrompus.
Le conflit entre la construction de la nation et le chaos, entre la démocratie et la répression, favorisait les guérilleros. Le modèle de leadership confucéen de Diem, privilégiant la vertu au consensus, n’était pas propice à la réforme démocratique. Son succès initial dans la construction nationale masquait le manque de progrès démocratique, mais à mesure que la sécurité se dégradait, les conflits entre les valeurs américaines et les traditions sud-vietnamiennes s’approfondirent.
Malgré les efforts pour former l’armée sud-vietnamienne, la situation sécuritaire continuait de se détériorer. L’armée américaine, confiante dans ses méthodes, tenta de créer une armée vietnamienne à son image, adaptée à la guerre conventionnelle plutôt qu’aux tactiques de guérilla prévalentes au Vietnam. L’expérience américaine en Corée ne préparait pas à relever les défis au Vietnam, où l’ennemi opérait sans lignes de front définies et menait des attaques indiscriminées, compliquant les efforts de défense.
Lorsque l’armée américaine arriva au Vietnam, elle appliqua des tactiques familières : l’attrition par la puissance de feu, la mécanisation et la mobilité. Pourtant, ces méthodes étaient mal adaptées au Vietnam. L’armée sud-vietnamienne, formée par les Américains, se retrouva vite confrontée aux mêmes défis que les forces françaises une décennie plus tôt. La guerre d’attrition suppose que l’ennemi défende des positions vitales, mais les guérilleros n’ont rarement de telles positions, rendant les armées mécanisées basées sur des divisions presque inutiles.
Dans les premières phases de l’implication américaine, la guerre de guérilla en était encore à ses débuts, et les problèmes militaires n’étaient pas encore dominants. Les progrès semblaient possibles jusqu’à la fin de l’administration Eisenhower, lorsque Hanoï intensifia la guerre de guérilla et commença à établir un réseau logistique à travers le Laos, créant la piste Ho Chi Minh.
En quittant ses fonctions, la principale préoccupation d’Eisenhower était le Laos, qu’il voyait comme essentiel pour la « théorie des dominos ». Il croyait que si le Laos tombait au communisme, des pays voisins comme le Cambodge, le Sud Vietnam, la Thaïlande et la Birmanie pourraient également tomber, conduisant potentiellement à un contrôle communiste de l’Asie du Sud-Est. Il recommanda au président élu Kennedy de défendre le Laos, même si cela signifiait agir sans alliés.
À ce stade, l’implication des États-Unis en Indochine n’avait pas encore atteint une échelle qui affecterait irréversiblement leur crédibilité mondiale. L’effort restait en phase avec les objectifs de sécurité régionale et n’était pas encore si vaste qu’il nécessitait une justification par une validation ultérieure.
La théorie des dominos était devenue largement acceptée, mais elle manquait de nuance. Les enjeux n’étaient pas de savoir s’il fallait résister au communisme en Asie, mais si le 17e parallèle du Vietnam était la ligne défensive appropriée et si une autre ligne défensive, telle que la frontière de la Malaisie, aurait été plus appropriée. Les considérations géopolitiques étaient éclipsées par les leçons morales de Munich, où la retraite était perçue comme aggravant les difficultés et moralement incorrecte. Eisenhower justifiait l’engagement américain en insistant sur la nécessité de maintenir le moral, le progrès économique et la force militaire au Vietnam pour garantir sa liberté.
L’engagement des États-Unis envers des idéaux universalistes signifiait qu’ils ne pouvaient pas prioriser la commodité stratégique au détriment du principe. Les dirigeants américains croyaient sincèrement à la défense des pays sur la base du principe plutôt que de l’intérêt national.
Le choix du Vietnam comme ligne de défense contre l’expansion communiste garantissait des dilemmes futurs. Si la réforme politique était essentielle pour vaincre les guérillas, leur force croissante soulevait des questions sur la pertinence ou l’application des recommandations américaines. Si le Vietnam était crucial pour l’équilibre mondial, les besoins géopolitiques pourraient finalement forcer les États-Unis à s’engager pleinement dans une guerre lointaine. Ces questions non résolues furent laissées à Kennedy et Johnson pour les affronter.
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