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Résumé : Diplomatie par Kissinger — Chapitre 5 — Deux révolutionnaires

Diplomatie par Henry Kissinger. Détail de la couverture du livre.

En 1994, Henry Kissinger a publié le livre Diplomatie. Il était un diplomate érudit et renommé qui a servi en tant que Conseiller à la Sécurité Nationale des États-Unis et Secrétaire d’État. Son livre offre un vaste panorama de l’histoire des affaires étrangères et de l’art de la diplomatie, avec un accent particulier sur le XXe siècle et le monde occidental. Kissinger, connu pour son alignement avec l’école réaliste des relations internationales, explore les concepts de l’équilibre des pouvoirs, de la raison d’État, et de la Realpolitik à travers différentes époques.

Son travail a été largement salué pour son envergure et sa complexité. Cependant, il a également été critiqué pour son accent sur les individus plutôt que sur les forces structurelles, et pour présenter une vision réductrice de l’histoire. De plus, les critiques ont également souligné que le livre se concentre excessivement sur le rôle individuel de Kissinger dans les événements, en exagérant potentiellement son impact. Quoi qu’il en soit, ses idées méritent d’être considérées.

Cet article présente un résumé des idées de Kissinger dans le cinquième chapitre de son livre, intitulé « Deux révolutionnaires : Napoléon III et Bismarck ».

Vous pouvez trouver tous les résumés disponibles de ce livre, ou vous pouvez lire le résumé du chapitre précédent du livre, en cliquant sur ces liens.


Après la guerre de Crimée, l’Europe a été le théâtre d’une série de conflits qui ont redessiné son paysage politique. L’effondrement du système Metternich a mené à des guerres impliquant le Piémont, la France, l’Autriche, la Prusse, et d’autres. Cette ère de troubles s’est terminée par un changement significatif dans les dynamiques de pouvoir, avec l’ascension de l’Allemagne au détriment de la France. Les contraintes morales traditionnelles sous le système Metternich se sont estompées, laissant place à une approche plus centrée sur le pouvoir dans les relations internationales, connue sous le nom de Realpolitik.

Cette nouvelle ère de la politique européenne a été largement façonnée par deux figures centrales : l’empereur Napoléon III de France et Otto von Bismarck de Prusse. Ils ont tous deux rejeté les principes conservateurs de l’ancien système Metternich, qui mettait l’accent sur la préservation des familles royales, la suppression des mouvements libéraux, et des relations étatiques basées sur un accord mutuel entre les dirigeants. Au lieu de cela, ils se sont concentrés sur le Realpolitik, mettant l’accent sur le pouvoir et la force dans les affaires internationales.

Napoléon III, autrefois membre de sociétés secrètes italiennes et plus tard empereur de France, et Bismarck, un aristocrate prussien et opposant au libéralisme, ont joué un rôle crucial dans le démantèlement de l’accord de Vienne établi en 1815. Napoléon III, bien que moins ambitieux que son oncle, recherchait des gains territoriaux pour la France et défendait le nationalisme et le libéralisme. Il estimait que le système de Vienne limitait le potentiel de la France. Bismarck, d’autre part, ressentait le système de Vienne comme maintenant la Prusse subordonnée à l’Autriche au sein de la Confédération allemande. Il voyait la nécessité d’abolir ce système pour que la Prusse réalise l’unification allemande.

Cependant, l’impact de ces deux dirigeants sur le paysage politique européen fut très différent. Les efforts de Napoléon III ont eu l’effet inverse, menant à des résultats contraires à ses intentions. Ses actions ont involontairement facilité l’unification de l’Italie et de l’Allemagne, affaiblissant la position géopolitique de la France et diminuant son influence en Europe centrale. Ses politiques ont finalement laissé la France plus isolée qu’auparavant, contrairement à son objectif de se libérer des contraintes de l’accord de Vienne.

L’influence de Bismarck, en revanche, a été transformatrice. Il a orienté l’unification allemande loin du chemin parlementaire et constitutionnel envisagé lors de la Révolution de 1848, en mettant plutôt l’accent sur la puissance prussienne. Sa manière d’aborder l’unification, qui n’était ni entièrement démocratique ni autoritaire, a remodelé l’Allemagne d’une manière que n’avaient anticipée aucun des principaux groupes politiques. La manipulation habile par Bismarck des affaires intérieures et étrangères a marqué un départ significatif de la diplomatie traditionnelle, traçant une voie que ses successeurs auraient du mal à naviguer.


Napoléon III, souvent appelé le « Sphinx des Tuileries », était connu pour ses plans énigmatiques et ambitieux, qui restaient mystérieux jusqu’à leur déploiement progressif. On lui attribue la fin de l’isolement diplomatique de la France sous le système de Vienne et l’initiation de la dissolution de la Sainte-Alliance grâce à la guerre de Crimée. Pourtant, Otto von Bismarck voyait à travers la façade de Napoléon, considérant son intelligence surestimée.

Napoléon III, bien qu’il se proclamait révolutionnaire, aspirait à la légitimité et à l’acceptation parmi les monarchies traditionnelles de l’Europe. Ce désir était compliqué par les souvenirs persistants de la Révolution française et la réticence des puissances européennes à intervenir dans les affaires internes de la France. Finalement, elles ont reconnu le gouvernement républicain de la France, qui est passé du leadership d’Alphonse de Lamartine à la présidence de Napoléon III et finalement à son empire auto-déclaré en 1852.

Lorsque Napoléon III s’est déclaré empereur, la question de la reconnaissance par d’autres monarchies a surgi, notamment concernant s’ils l’adresseraient comme « frère ». L’Autriche fut la première à accepter le nouveau statut de Napoléon, signalant la fin de l’ère Metternich. Toutefois, le tsar Nicolas Ier de Russie a refusé d’étendre cette reconnaissance fraternelle, révélant la division psychologique entre Napoléon et les autres dirigeants européens, un facteur contribuant à son approche agressive de la politique étrangère.

Ironiquement, Napoléon III était plus adapté pour la politique intérieure, qu’il trouvait ennuyeuse, que pour les affaires étrangères. Ses contributions au développement intérieur de la France étaient significatives : il a apporté la Révolution industrielle en France, encouragé la croissance de grandes institutions de crédit, et transformé Paris en une ville moderne avec de larges boulevards et de grands bâtiments publics. Néanmoins, sa passion était dans la politique étrangère, où il luttait avec des émotions conflictuelles et un manque d’audace et de perspicacité.

La politique étrangère de Napoléon III était caractérisée par une ambivalence personnelle et une dépendance à l’opinion publique. Il a fréquemment orchestré des crises en Italie, en Pologne et en Allemagne, pour ensuite reculer devant leurs conséquences. Son soutien aux mouvements nationaux était incohérent, comme en témoigne son approche vis-à-vis du nationalisme italien et de l’indépendance polonaise. Sa politique en Allemagne était particulièrement erratique, car il n’a pas su prévoir l’issue de la guerre austro-prussienne et a manqué des occasions de façonner les événements à l’avantage de la France.

Le désir de Napoléon pour un Congrès européen afin de redessiner la carte de l’Europe, sans une vision claire des changements souhaités, ne s’est jamais concrétisé. Cela reflétait son incapacité fondamentale à prendre des risques significatifs pour un changement substantiel. Ce manque de clarté stratégique a été critiqué par des contemporains tels que Lord Clarendon et Lord Palmerston.

L’incapacité de Napoléon III à choisir une direction stratégique cohérente pour la France s’est avérée préjudiciable. Son soutien à l’autodétermination nationale entrait en conflit avec la réalité géopolitique de l’Europe centrale. En sapant l’accord de Vienne, qui avait assuré la sécurité de la France, il a involontairement ouvert la voie à une Allemagne unifiée, une menace potentielle pour la sécurité française.

Au final, la politique de Napoléon III était idiosyncrasique et motivée par ses humeurs et intérêts fluctuants. Son aliénation des alliés potentiels et son soutien aux mouvements révolutionnaires ont laissé la France isolée à un moment crucial de l’histoire européenne. Ses actions, en particulier en Italie, étaient perçues comme improbables et risquées par les autres dirigeants européens. Son incapacité à aligner les intérêts à long terme de la France avec ses décisions tactiques a finalement conduit à la fin de la dominance française en Europe et à l’ascension d’une Allemagne unifiée.

Napoléon III a surpris les diplomates européens par sa décision d’engager une guerre contre l’Autriche, à l’exception d’Otto von Bismarck, qui avait anticipé et même accueilli un tel conflit pour affaiblir l’influence de l’Autriche en Allemagne. En 1858, Napoléon a formé un accord secret avec Camillo Benso di Cavour, Premier ministre du Piémont, pour faire la guerre contre l’Autriche. Cette alliance visait à unifier l’Italie du Nord sous la direction du Piémont, avec pour la France les gains de Nice et de la Savoie en récompense. Dès 1859, ce plan fut mis en œuvre lorsque l’Autriche déclara la guerre en réponse aux provocations piémontaises, et la France se joignit au conflit, se présentant comme un défenseur contre l’agression autrichienne.

Napoléon, influencé par une affinité culturelle avec l’Italie et sous-estimant l’émergence du pouvoir de l’Allemagne, voyait l’unification italienne comme un mouvement stratégique pour affaiblir l’Autriche, le principal rival de la France en Allemagne. Il a poursuivi une double stratégie : émerger comme un homme d’État européen dirigeant un congrès pour des révisions territoriales, ou obtenir des avantages territoriaux de l’Autriche dans une situation d’impasse. Cependant, ses victoires en Italie ont suscité des sentiments anti-français en Allemagne, risquant un conflit plus large. Effrayé par cela et par les horreurs de la guerre qu’il a vues à Solferino, Napoléon a rapidement accepté un armistice avec l’Autriche, laissant ses alliés piémontais dans l’ignorance.

Cette aventure italienne a affaibli la position internationale de la France. Les rêves de Napoléon d’un État satellite de taille moyenne dans une Italie divisée étaient en contradiction avec les ambitions nationalistes du Piémont. Son annexion de la Savoie et de Nice a aliéné la Grande-Bretagne, et son échec à sécuriser un congrès européen a encore plus isolé la France. Pendant ce temps, les nationalistes allemands voyaient des opportunités pour leur propre unification au milieu de ce chaos.

La gestion par Napoléon du soulèvement polonais de 1863 a encore plus isolé la France. Ses tentatives de rassembler un soutien pour la Pologne de la part de la Russie, de la Grande-Bretagne et de l’Autriche ont échoué. Sa proposition à l’Autriche d’abandonner ses territoires polonais et la Vénétie en échange de gains en Silésie et dans les Balkans n’a trouvé aucun preneur. L’attention de Napoléon sur des questions périphériques européennes, en négligeant la question centrale de l’unification allemande, a conduit à la perte de l’influence française en Allemagne, un pilier de sa politique étrangère depuis Richelieu.

Le conflit danois de 1864 sur le Schleswig-Holstein a marqué un tournant significatif. L’action conjointe de l’Autriche et de la Prusse contre le Danemark, ignorant les règles de la Confédération allemande, a montré la capacité de l’Allemagne à l’action offensive. Cette coalition aurait dû inciter à une intervention du Congrès européen, mais le désordre en Europe, largement dû aux actions de Napoléon, l’a empêché. L’indécision de Napoléon entre le maintien de la politique française traditionnelle visant à diviser l’Allemagne et le soutien aux principes nationalistes a conduit à l’inaction, permettant à l’Autriche et à la Prusse de résoudre elles-mêmes la question du Schleswig-Holstein.

L’ambivalence de Napoléon a été encore soulignée dans ses vues sur la Prusse. Bien qu’il admirât les qualités nationalistes et libérales de la Prusse, il craignait l’unification allemande. Son encouragement passif à une guerre austro-prussienne, sous la fausse croyance que la Prusse serait vaincue, s’est retourné contre lui. Il espérait un conflit qui lui permettrait de remodeler l’Allemagne selon sa vision, mais son indécision et son absence de stratégie claire ont empêché toute intervention significative.

La quête de Napoléon d’un congrès européen pour éviter la guerre et obtenir des concessions a été constamment repoussée. Les autres puissances, méfiantes des intentions de Napoléon, ont refusé d’y participer. Sa réticence à exprimer clairement les revendications de la France a convaincu Bismarck que la neutralité française pouvait être achetée. Le pari de Napoléon d’obtenir des territoires en Italie et en Europe occidentale, qui ne correspondaient pas aux intérêts nationaux fondamentaux de la France, contrastait fortement avec l’attention de Bismarck sur des objectifs stratégiques tangibles. L’incapacité de Napoléon à équilibrer ses idéaux révolutionnaires avec les réalités pratiques de la politique européenne a finalement conduit à son isolement diplomatique et à l’ascension d’une Allemagne unifiée sous la direction prussienne.

Les dirigeants français, dont Adolphe Thiers, ont reconnu les risques de l’approche de Napoléon III et ont critiqué sa quête de compensations irrélevants. Thiers, un adversaire ferme de Napoléon et plus tard président de la France, avait prévu avec justesse la montée de la Prusse en tant que force dominante en Allemagne. Il plaidait pour une politique française claire s’opposant à la Prusse, invoquant la défense de l’indépendance des États allemands et l’équilibre européen plus large. Thiers soutenait que la France devrait résister à l’unification allemande pour maintenir la stabilité européenne et sa propre indépendance.

Malgré ces avertissements, Napoléon III a sous-estimé les conséquences potentielles de la guerre austro-prussienne. Il s’attendait à ce que l’Autriche triomphe et a priorisé le démantèlement de l’accord de Vienne au lieu de considérer les intérêts nationaux historiques de la France. Lorsque la Prusse et l’Autriche sont entrées en guerre, la victoire rapide et décisive de la Prusse a contredit les attentes de Napoléon. Il a manqué l’opportunité d’assister l’Autriche, comme le voulait la tradition diplomatique de Richelieu, et ses actions hésitantes ont conduit à une insignifiance croissante de la France dans les affaires allemandes. Le Traité de Prague en août 1866 a vu l’Autriche se retirer de l’Allemagne, et la Prusse a annexé plusieurs territoires, signalant un départ du principe de légitimité dans les relations internationales.

La victoire prussienne a conduit à la création de la Confédération de l’Allemagne du Nord sous sa direction et a pavé la voie à l’unification ultime de l’Allemagne. La France, isolée et affaiblie, a échoué à former des alliances avec l’Autriche, la Grande-Bretagne ou la Russie en raison de ses actions passées. La tentative de Napoléon de récupérer des pertes en manœuvrant autour de la succession au trône espagnol n’a conduit qu’à une humiliation supplémentaire.

Dans une erreur stratégique, les exigences de Napoléon III concernant la succession au trône espagnol ont été manipulées par Bismarck pour provoquer la France à déclarer la guerre à la Prusse en 1870. Le dépêche d’Ems, modifiée et divulguée à la presse, a dépeint la France comme étant snobée par la Prusse, alimentant l’indignation publique et menant à la guerre. La victoire prussienne dans ce conflit a été rapide et a marqué l’achèvement de l’unification allemande, proclamée dans le Palais de Versailles.

La politique étrangère de Napoléon, motivée par une quête de publicité et un manque de stratégie cohérente, s’est effondrée sous le poids de ses nombreuses aspirations. Ses efforts pour démanteler le système Metternich et perturber la Sainte-Alliance ont finalement conduit à un ordre européen réorganisé, avec l’Allemagne émergeant comme puissance dominante. Le principe de légitimité a cédé la place à un système basé davantage sur le pouvoir brut, soulignant un écart entre la dominance perçue de la France et sa capacité réelle. Les appels répétés de Napoléon pour un congrès européen afin de réviser la carte de l’Europe sont restés sans réponse, car il manquait de la force pour imposer ses idées radicales et du consensus pour les soutenir.

La politique étrangère de la France, façonnée par son désir de diriger plutôt que de suivre, a été un thème constant depuis la guerre de Crimée. Historiquement, la France s’est alignée avec des puissances plus petites, comme en témoignent ses partenariats avec des pays tels que la Sardaigne, la Roumanie et divers États allemands au XIXe siècle, et avec des nations telles que la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et la Roumanie pendant l’entre-deux-guerres. Cette approche découlait de la réticence de la France à jouer un rôle secondaire dans des alliances avec des grandes puissances comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Russie ou les États-Unis, qu’elle considérait comme incompatibles avec sa grandeur autoproclamée et sa mission mondiale.

Cette tendance s’est poursuivie à l’époque post-de Gaulle, en particulier en ce qui concerne la relation de la France avec l’Allemagne. Malgré les appréhensions historiques, la France a choisi de favoriser une amitié avec l’Allemagne, tout en restant méfiante de la dominance allemande. Géopolitiquement, il aurait été logique pour la France de rechercher des liens plus étroits avec les États-Unis pour diversifier ses options. Toutefois, la fierté nationale et la quête d’un leadership indépendant ont conduit la France à rechercher d’autres alliances pour contrebalancer l’influence américaine, privilégiant souvent un consortium européen même si cela signifiait reconnaître la prééminence allemande.

Dans les temps contemporains, la France s’est souvent positionnée comme un contrepoids au leadership américain, s’efforçant d’élever la Communauté européenne en tant que puissance mondiale et s’engageant avec des pays qu’elle croyait pouvoir influencer. Depuis la fin du règne de Napoléon III, la France a lutté avec son incapacité à projeter les idéaux universalistes de la Révolution française et à trouver une plateforme appropriée pour ses ambitions. Les consolidations nationales en Europe ont diminué les conditions qui facilitaient autrefois la prééminence française, conduisant à une lutte séculaire pour que la France concilie ses aspirations avec ses capacités réelles. Cet écart entre le désir et la réalité s’est souvent manifesté dans un style de diplomatie française particulièrement affirmé et distinctif.


La transformation du paysage politique européen au XIXe siècle, initiée par Napoléon III, a été achevée par Otto von Bismarck. Bismarck, initialement connu comme un conservateur intransigeant s’opposant aux révolutions libérales de 1848, a paradoxallement introduit le suffrage universel masculin et établi un système de protection sociale étendu. Bien qu’il ait initialement résisté à l’idée d’une couronne impériale allemande pour le roi de Prusse, il a finalement facilité l’unification de l’Allemagne sous la domination prussienne, défiant les principes libéraux. Ce processus d’unification a marqué un retour aux luttes de pouvoir intenses du XVIIIe siècle, désormais amplifiées par les capacités industrielles et les ressources nationales. Le Realpolitik de Bismarck a transformé la politique étrangère en un concours brut de force, remplaçant les idéaux harmonieux de l’ère précédente.

La montée en puissance de Bismarck et ses réalisations stratégiques étaient aussi inattendues que sa personnalité aux multiples facettes. Connu pour sa politique de « sang et de fer », il était également un amateur de poésie et d’art. Son approche du Realpolitik était caractérisée par un sens de la mesure, qu’il utilisait comme un outil de modération plutôt que d’agression.

Le succès de Bismarck est en partie dû à l’incapacité de l’ordre établi à reconnaître ses vulnérabilités face à des révolutionnaires apparemment conservateurs. Il a commencé sa carrière sous le système Metternich, basé sur un équilibre des pouvoirs en Europe, un équilibre allemand entre l’Autriche et la Prusse, et des alliances fondées sur des valeurs conservatrices. Pourtant, Bismarck a contesté ces fondements. Il croyait que la Prusse, désormais l’État allemand le plus puissant, n’avait pas besoin d’alliances avec des puissances conservatrices comme la Russie. Il voyait l’Autriche comme un obstacle, et non comme un allié, à la mission prussienne en Allemagne. Bismarck percevait la diplomatie dynamique de Napoléon plus comme une opportunité qu’une menace, contrairement à l’opinion dominante de ses contemporains.

Dans un discours important en 1850, Bismarck a critiqué la croyance selon laquelle l’unité allemande nécessitait des institutions parlementaires, signalant son écart par rapport aux principes du système Metternich. Il suggérait que la Prusse pouvait affirmer son influence unilatéralement, sans avoir besoin de s’aligner avec l’Autriche ou d’autres États conservateurs, et gérer ses affaires intérieures indépendamment des alliances étrangères.

L’approche stratégique de Bismarck était de maintenir une non-alignement tout en forgeant des alliances diverses, positionnant la Prusse avantageusement par rapport aux autres puissances. Il capitalisait sur le fait que l’intérêt principal de la politique étrangère prussienne était axé sur les affaires allemandes, contrairement aux autres puissances européennes, qui étaient engagées dans des questions internationales complexes. Cette focalisation a permis à la Prusse de rester flexible et opportuniste dans ses relations extérieures.

Bismarck était ouvert à s’aligner avec n’importe quel pays, y compris la France sous Napoléon III, si cela servait les intérêts prussiens. Cette posture représentait un écho moderne de la politique du cardinal Richelieu, qui priorisait les intérêts de l’État par rapport aux alignements religieux ou idéologiques. La volonté de Bismarck de considérer Napoléon III, perçu comme une menace révolutionnaire par les conservateurs prussiens, comme un allié potentiel, soulignait son approche pragmatique de la politique étrangère. Cette stratégie d’alignement avec des puissances diverses pour des gains pragmatiques reflétait la priorisation de Richelieu des intérêts nationaux par rapport aux affiliations religieuses et démontrait l’habileté de Bismarck à naviguer dans le paysage politique complexe de son époque.

L’écart entre Bismarck et les principes conservateurs prussiens traditionnels reflétait le conflit antérieur entre Richelieu et ses critiques cléricaux. Alors que les conservateurs prussiens mettaient l’accent sur l’importance des principes politiques universels par rapport au pouvoir, Bismarck croyait que le pouvoir lui-même conférait la légitimité et prônait une doctrine d’auto-limitation basée sur une évaluation réaliste du pouvoir. Cette différence idéologique a conduit à un fossé important entre Bismarck et l’établissement conservateur en Prusse.

Une illustration poignante de ce conflit se trouve dans l’échange de lettres de la fin des années 1850 entre Bismarck et Leopold von Gerlach, son mentor et figure clé de son ascension. Bismarck proposait une approche diplomatique envers la France, privilégiant l’avantage stratégique sur l’alignement idéologique. Il plaidait pour la nécessité pour la Prusse d’être préparée à une confrontation avec l’Autriche et d’exploiter les opportunités diplomatiques.

Gerlach, néanmoins, ne pouvait accepter l’idée qu’un avantage stratégique justifie un écart par rapport au principe. Il prônait la restauration de la Sainte-Alliance pour isoler la France, une position profondément enracinée dans ses principes antirévolutionnaires. La suggestion de Bismarck d’impliquer Napoléon dans les manœuvres militaires prussiennes, un geste profondément offensant pour Gerlach, incarnait la division idéologique entre eux.

Le désaccord de Bismarck avec Gerlach découlait d’une différence fondamentale de compréhension. L’approche de Bismarck en matière de Realpolitik nécessitait flexibilité et capacité à exploiter les opportunités sans la contrainte de l’idéologie. Il plaçait le patriotisme prussien au-dessus du principe de légitimité, arguant que la loyauté envers leur pays nécessitait de garder les options ouvertes, y compris les alliances potentielles avec la France. Bismarck rejetait la notion que la légitimité était intrinsèquement liée à l’intérêt national prussien et mettait plutôt l’accent sur l’importance de la flexibilité tactique et de la préservation des options diplomatiques.

Le fossé entre les deux hommes est devenu irréconciliable concernant la position de la Prusse envers la guerre franco-autrichienne en Italie. Bismarck voyait le retrait de l’Autriche d’Italie comme une opportunité d’affaiblir son influence en Allemagne, tandis que Gerlach percevait les actions de Napoléon comme une menace similaire à l’expansionnisme du premier Bonaparte. Bismarck, comme Richelieu avant lui, différenciait entre croyance personnelle et devoirs d’homme d’État, soulignant le rôle de la politique pratique sur les considérations morales ou idéologiques.

La position philosophique de Bismarck mettait en évidence la distinction entre les croyances personnelles et les réalités du leadership politique. Il acceptait que son service au roi et au pays puisse conduire à des résultats avec lesquels il était personnellement en désaccord, mais considérait cela comme nécessaire pour un étatisme efficace. Cette différence fondamentale d’approche marquait un changement significatif dans la nature du leadership politique et de la politique étrangère, annonçant les défis auxquels la Prusse et plus tard l’Allemagne seraient confrontées.

L’approche de Bismarck en matière de politique étrangère marquait un départ significatif des idéaux de son mentor, Leopold von Gerlach, et du système Metternich qui avait façonné la politique européenne au début du XIXe siècle. Tandis que Gerlach et les conservateurs prussiens s’accrochaient à des principes politiques universels, Bismarck croyait en la relativité des croyances et en la suprématie du pouvoir comme source de légitimité. Il voyait le rôle d’un homme d’État comme évaluant les idées en fonction de leur utilité au service des intérêts nationaux, plutôt que de s’adhérer à des doctrines idéologiques rigides.

La philosophie de Bismarck était informée par la compréhension scientifique émergente de l’univers comme dynamique et en constante évolution, semblable à la théorie de l’évolution de Darwin. Il croyait qu’une analyse minutieuse des circonstances devrait amener les hommes d’État à des conclusions similaires sur l’intérêt national, une vision qui contrastait fortement avec l’engagement inébranlable de Gerlach envers le principe de légitimité.

Dans la vision de Bismarck, l’histoire et la force de la Prusse la positionnaient comme un leader dans la quête de l’unité allemande, indépendamment des idéologies libérales ou des valeurs universelles. Il remettait en question l’idée que le nationalisme était intrinsèquement lié au libéralisme et soutenait que les institutions prussiennes étaient suffisamment robustes pour résister aux influences extérieures. Cette croyance lui permettait d’envisager d’utiliser les courants démocratiques comme outils dans la politique étrangère, un départ marqué du conservatisme prussien traditionnel.

La stratégie diplomatique de Bismarck n’était pas contrainte par la sentimentalité ou le besoin de légitimité, mais était motivée par une évaluation pragmatique du pouvoir. Il voyait la stabilité interne de la Prusse comme un avantage stratégique pouvant être utilisé pour défier l’accord de Vienne et exercer une pression sur les autres puissances européennes, en particulier l’Autriche.

En tant qu’ambassadeur auprès de la Confédération et plus tard à Saint-Pétersbourg, Bismarck a constamment plaidé pour une politique étrangère fondée sur une évaluation pratique du pouvoir, s’alignant sur les approches politiques de figures historiques telles que Louis XIV et Frédéric le Grand. Il soutenait que la politique étrangère devrait être basée sur l’art du possible et la science du relatif, privilégiant les intérêts de l’État sur les sympathies ou antipathies personnelles.

Dans l’analyse de Bismarck, l’Autriche émergeait non pas en tant qu’alliée mais en tant que concurrente pour la domination en Allemagne. Il percevait l’Autriche comme un obstacle à l’ascension prussienne et croyait que les deux puissances se disputaient le même espace politique en Allemagne. L’approche de Bismarck en matière de politique étrangère, caractérisée par un accent sur l’intérêt national et une compréhension pragmatique des dynamiques de pouvoir, marquait une nouvelle ère dans la politique européenne, préparant le terrain pour des changements significatifs dans l’équilibre des pouvoirs sur le continent.

Bismarck, figure emblématique de son époque, représentait un changement significatif par rapport au système Metternich qui avait dominé la politique européenne. Ce système, semblable à un mécanisme d’horlogerie complexe, maintenait un équilibre délicat où la perturbation d’une partie pouvait déstabiliser l’ensemble du mécanisme. Bismarck, cependant, voyait le monde à travers le prisme du Realpolitik, considérant l’univers comme dynamique, où l’interaction des forces fluctuantes façonnait la réalité. Sa philosophie était sous-tendue par l’idée que le pouvoir détermine la légitimité, et que les actions d’un État devraient être évaluées en fonction de leur efficacité à servir les intérêts nationaux.

Frédéric-Guillaume IV, le roi prussien que Bismarck a initialement servi, se trouvait déchiré entre le conservatisme traditionnel prôné par Gerlach et le Realpolitik opportuniste préconisé par Bismarck. Bismarck pressait le roi de privilégier les intérêts de la Prusse sur la considération personnelle pour l’Autriche, voyant l’Autriche comme un obstacle à l’hégémonie prussienne en Allemagne. Les propositions de Bismarck, telles qu’attaquer l’Autriche pendant la guerre de Crimée ou saisir des opportunités lors du conflit austro-français avec le Piémont, reflétaient une impitoyabilité stratégique qui aurait été anathème à Metternich mais louée par Frédéric le Grand.

Bismarck a appliqué son analyse relativiste à l’équilibre des pouvoirs en Europe, explorant diverses alliances et changements de politique, en fonction de ce qui servait le mieux la Prusse. Son approche contrastait fortement avec la préférence du système Metternich pour les ajustements par consensus européen. Le mépris de Bismarck pour les traités existants et les valeurs partagées représentait une révolution diplomatique, conduisant finalement à une course aux armements et à une tension internationale accrue.

La désintégration de la Sainte-Alliance après la guerre de Crimée, avec l’Autriche se positionnant contre la Russie, a ouvert la porte au Realpolitik de Bismarck. Il reconnaissait que le paysage diplomatique avait fondamentalement changé, préparant le terrain pour l’ascension de la Prusse. La vision stratégique de Bismarck voyait l’unification allemande sous la direction prussienne non pas comme une expression de la volonté populaire, mais comme le résultat de manœuvres diplomatiques et de l’application du pouvoir.

Malgré le succès de Bismarck dans la réalisation de l’unification allemande et sa politique étrangère prudente par la suite, les conséquences de son approche ont finalement conduit à des systèmes internationaux rigides et à des tensions accrues. L’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne a créé une inimitié durable avec la France, éliminant la possibilité d’une alliance franco-allemande que Bismarck avait autrefois jugée essentielle.

Les politiques intérieures de Bismarck ont également eu des implications profondes. La constitution allemande qu’il a conçue, bien qu’innovante, a abouti à un système politique où le nationalisme est devenu de plus en plus chauvin et la démocratie est restée limitée. Les successeurs de Bismarck ont manqué de sa finesse diplomatique, conduisant à une dépendance à la force militaire et finalement à la guerre.

À la fois Napoléon III et Bismarck ont laissé des héritages complexes. L’incapacité de Napoléon à concilier ses idéaux révolutionnaires avec leur mise en œuvre pratique a conduit à une paralysie stratégique pour la France. Bismarck, d’autre part, a mis l’Allemagne sur une voie de grandeur qui dépassait la capacité de la nation à la soutenir. Leurs héritages respectifs illustrent les défis du leadership et les conséquences de leurs actions sur la trajectoire de l’histoire européenne.


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